Taxation de l’économie digitale : un accord vraiment historique pour la Belgique ?
À l’initiative de l’OCDE et du G20, 130 pays (sur 139) sont parvenus le 1er juillet dernier à un accord sur une réforme du cadre fiscal international pour la taxation des entreprises multinationales. Les grandes lignes de cet accord ont été résumée dans une déclaration qui a été publiée par l’OCDE (1). À l’origine, l’objectif des travaux était de trouver une solution à la numérisation de l’économie (pour les entreprises digitales exerçant leur activité à distance sans établissement stable hors de leur pays d’établissement). Suite à la pression des États-Unis, la réforme a été étendue à l’ensemble de l’économie.
L’accord repose sur deux piliers. Le premier vise à une redistribution d’une partie des bénéfices consolidés des groupes, qui excède une marge de 10%. Entre 20% et 30% de ce bénéfice excédentaire seront redistribués aux différents pays dans lesquels le groupe est actif, proportionnellement aux ventes réalisées dans chacun d’entre eux. Pour éviter les doubles impositions, une correction sera également effectuée dans les pays où ces bénéfices « excédentaires » auront été réalisés. On pourrait ainsi imaginer un groupe américain pour lequel 1 milliard de bénéfices consolidés serait redistribué, et que cette correction vienne ensuite en diminution des bénéfices de sa filiale belge. Ce pilier sera applicable aux groupes qui réalisent un chiffre d’affaires consolidé supérieur à 20 milliards EUR. Environ 100 groupes seraient concernés.
Le second pilier vise à introduire un impôt minimum d’au moins 15% dans chaque pays. Cette règle permettra au pays d’établissement du groupe de compléter la taxation d’une filiale dans un autre pays à concurrence de la différence entre le taux minimum de 15% et le taux effectivement appliqué. À titre d’exemple, pour un groupe américain ayant une filiale en Irlande, les États-Unis pourraient prélever un impôt complémentaire de (15% – 12,5% (2) =) 2,5%. Ce pilier sera applicable aux groupes qui réalisent un chiffre d’affaires consolidé supérieur à 750 millions EUR.
Cet accord est considéré par la plupart des commentateurs comme « historique » parce que, pour la première fois dans l’histoire, un accord global est conclu pour résoudre une problématique fiscale globale. Cette évaluation doit toutefois être nuancée :
- l'objectif premier de cette réforme est totalement manqué. Les géants du digital restent entièrement taxables dans leur pays d'établissement (rien n’a changé), simplement, une partie de leurs bénéfices consolidés dits « excédentaires » sera redistribuée à d'autres pays. En échange, les USA ont obtenu que les mêmes règles soient appliquées à toutes les multinationales non digitales, ce qui aura pour résultat que les USA seront les bénéficiaires nets de la réforme ;
- un taux minimum de taxation est déjà une réalité dans la très grosse majorité des pays. Si cet accord met fin aux paradis fiscaux et à l'évasion fiscale, ce sera effectivement une excellente nouvelle. Par contre, si l'objectif est de lancer un ‘race to the top’ en matière de taux, ce sera une très mauvaise nouvelle. L'impôt des sociétés, selon la théorie économique, est en effet l'impôt le plus « distorsif » pour les activités économiques, les investissements, l'innovation et donc les emplois. Un équilibre doit encore être trouvé entre contribution aux charges publiques et développement des activités économiques (qui sont à la source de la plupart des autres impôts collectés par les États) ;
- Ce taux minimum pourrait avoir pour conséquence que la politique fiscale de la Belgique envers la R&D et l’innovation soit remise en question (en particulier la déduction pour innovation). Alors que tous les grands pays mettent actuellement des solutions en place pour continuer leur politique de stimulation, la Belgique semble inexplicablement rester inactive bien que les interrogations se multiplient au sein des entreprises concernées ;
- 110 pays sur les 130 ont officiellement abandonné leur souveraineté fiscale au profit des membres du G7/G20. L'accord précité avalise l’accord préalable du G7 et doit encore être politiquement validé par le G20 les 9 et 10 juillet prochains. Dès lors que l’Union européenne est membre effectif du G20 et que les matières fiscales requièrent l’unanimité au sein de l’Union européenne, se pose toutefois la question de savoir si la présidente de la Commission et le président du Conseil seront habilités à approuver officiellement cet accord (à notre avis, ce n’est pas le cas). 3 pays (Irlande, Estonie et Hongrie) ont en effet officiellement refusé de l’approuver ;
- La lecture de cet accord fait apparaître que de très nombreuses questions techniques doivent encore être résolues. Ceci n’empêche toutefois pas de nombreuses organisations de prédire des recettes miraculeuses qui pourraient s’élever jusqu’à 20 milliards EUR pour la seule Belgique. Pourtant, en Commission des finances de la Chambre, l’expert du SPF Finances avait annoncé des chiffres de recettes variant entre 75 et 100 millions EUR (200 fois moins !).
FEB – Faute d’étude d’impact officielle, publique et transparente quant aux impacts budgétaires et économiques de la réforme du G20 pour la Belgique, de nombreuses incertitudes subsistent. S’il est désormais certain que la réforme profitera aux grands pays (où sont établis les sièges de la plupart des multinationales), rien n’est moins sûr pour les petits pays à l’économie ouverte, centrée sur l’exportation et fortement innovatrice. L’avenir de la politique fiscale belge en matière de R&D et d’innovation semble particulièrement menacé, les comportements des groupes pour la localisation des nouveaux investissements pourraient changer en faveur des grandes économies et les recettes fiscales pourraient s’avérer être très faibles pour la Belgique. Il est donc grand temps que le ministre des finances fasse toute la clarté dans ce dossier. À défaut, il est prématuré (et pratiquement impossible) de conclure que cet accord est « historique » pour la Belgique.
(1) https://www.oecd.org/tax/beps/statement-on-a-two-pillar-solution-to-address-the-tax-challenges-arising-from-the-digitalisation-of-the-economy-july-2021.pdf
(2) Taux nominal de l’impôt des sociétés en Irlande